Toutefois, que cela n’effraie pas le
lecteur puisque ces connaissances nous sont rendues accessibles
par une langue claire, un esprit de synthèse louable et un recours
systématique à une érudition « vaste comme une Europe ».
On navigue ainsi de Vertov à Spielberg, de Proust à Calvin
& Hobbs, de Marivaux à Jean-Patrick Manchette.
Et l’on ne peut qu’être impressionné par l’étendue de ce savoir,
par la pertinence des analyses, la nouveauté des approches et
l’acuité du regard critique. D’autant que Jullier, auteur prolifique,
multiplie les champs d’investigation avec à chaque fois le même
bonheur d’écriture, le même gain heuristique. Il faut dire que
l’homme est une pointure. Son Analyse de séquences est
désormais une référence. On rappellera aussi l’excellent et
jubilatoire Qu’est-ce qu’un bon film ?, titre un
rien provocateur qui cache une étude stimulante et enlevée des
mécanismes du jugement esthétique. Sans oublier le tout récent
Hollywood et la difficulté d’aimer. Pour finir, son article
De la brièveté des plans sur MTV finira de convaincre
les plus sceptiques de l’éclectisme de ce professeur paradoxal,
éminent spécialiste du son à demi sourd, expert des images de
synthèse que mine la nostalgie des images traces, conférencier
passionnant et silhouette timide. Une référence. Une exigence.
Mais n’en jetons plus et passons à la
matière même du livre. Et qu’apprend-on au juste du cerveau
humain dans cet opus ? Tout d’abord qu’il n’a pas varié
d’un iota depuis le Pléistocène (il y a 3 millions d’années).
Ainsi use-t-on du même ordinateur neuronal que l’on soit chasseur
à l’âge de pierre ou spectateur de La menace fantôme.
Et ces mécanismes mentaux, pour performants qu’ils soient (la
persistance de notre espèce à travers les siècles atteste leur
efficacité), n’en sont pas moins restés à des pré-câblages hérités
de ces temps immémoriaux. Aujourd’hui comme hier, notre cerveau
continue de travailler à l’économie (recherche de gains de temps
et d’énergie afin de permettre notre survie), d’insérer de la
causalité et du sens partout, de priser le jeu et la simulation,
de catégoriser et d’anticiper sans cesse, de privilégier les
perceptions distales (ouïe et vue) qui sont plus sûres lorsqu’il
s’agit de repérer une proie ou de prévenir l’attaque d’un prédateur
(imaginons l’homme privilégiant le sens proximal du toucher
lorsqu’il était aux prises avec des fauves dans les savanes
du Rif : toujours déjà trop tard !).
Mais quel rapport avec le cinéma ? Tout à voir justement,
puisque c’est de ce même appareil perceptivo-cognitif dont nous
usons pour percevoir un film.
Le cerveau travaille à l’économie disais-je. Voilà pourquoi
nous percevons du mouvement plutôt qu’une succession d’images
fixes ; le cerveau simplifie, synthétise pour parer au
plus pressé et finalement transforme les photogrammes en mouvement.
La causalité ? Elle est automatique et indispensable
à notre esprit, rend le monde plus praticable, les informations
utiles plus facilement mémorisables et le savoir plus aisément
transmissible. D’où notre prédilection instinctive (la culture
peut changer ce goût et nous faire préférer un film expérimental
abstrait) pour le récit linéaire, causal, producteur de sens.
Voir les scénarios dont nous inonde la production cinématographique
dominante. Quant aux perceptions distales, le fait que nous
les privilégions explique pour partie le succès de ce médium,
le cinéma, qui les sollicite simultanément.